LES FEMMES SAVANTES de MOLIÈRE : notes de dramaturgie
Les Femmes savantes, c’est d’abord une comédie de caractères, avec des personnages dont les travers psychologiques, les failles mentales, les défauts moraux sont dénoncés d’une manière à la fois drôle et vraie, pour notre plus grand plaisir… et notre édification. Il s’agit en effet, dans la bonne perspective classique, à la fois de plaire et d’instruire, et Molière y parvient admirablement.
Les Femmes savantes, c’est aussi la critique fort intéressante d’un féminisme avant l’heure, celui des Précieuses qui, lasses d’être restées trop longtemps sous la domination masculine, prétendaient affirmer leur supériorité sur les hommes, en matière de culture et de beau langage. Mais voilà : ces rapports de force, même inversés, restent des rapports de force, dont Molière se moque comme il critique un Dom Juan ou un Tartuffe, qui, par la séduction ou l’emprise, cherchent eux aussi à affirmer leur pouvoir.
Les Femmes savantes, c’est enfin une pièce en alexandrins, qui apportent beaucoup de poésie, sauf s’ils sont trop obscurs ou ampoulés.
Et comme la poésie est sœur de la musique, les alexandrins de Molière ont appelé, tout naturellement, quelques chansons sur des airs baroques…
LE COMIQUE DES CARACTÈRES
Dans toutes ses comédies, Molière nous fait rire en exhibant nos vices. Il est à peine besoin de forcer le trait, de caricaturer, puisque ces vices sont, par définition, des excès, si l’on en croit la théorie aristotélicienne de la vertu comme juste milieu. Ainsi, évidemment, l’instruction est une vertu, pour les hommes comme pour les femmes. Mais l’ignorance et la fatuité seront les deux vices qui lui correspondent, et que Molière critique, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, dans plusieurs comédies. Par exemple, il se moque de la bêtise de Sganarelle dans Dom Juan, comme il rit de Martine, la servante de cuisine qui confond « grammaire » et « grand-mère » :
BÉLISE. – Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire?
MARTINE. – Qui parle d'offenser grand'mère ni grand-père ?
PHILAMINTE. – Ô Ciel !
BÉLISE. – Grammaire est prise à contre-sens par toi,
Et je t'ai dit déjà d'où vient ce mot.
MARTINE. – Ma foi !
Qu'il vienne de Chaillot, d'Auteuil, ou de Pontoise,
Cela ne me fait rien.
BÉLISE. – Quelle âme villageoise !
La grammaire, du verbe et du nominatif,
Comme de l'adjectif avec le substantif,
Nous enseigne les lois.
MARTINE. – J'ai, Madame, à vous dire
Que je ne connais point ces gens-là.
PHILAMINTE. – Quel martyre! (Acte II, scène 5)
Mais il tourne aussi bien les fats et les Précieuses en ridicule, dans les Précieuses ridicules comme dans les Femmes Savantes, celles-ci ressemblant beaucoup à celles-là, lorsqu’elles s’adressent au notaire venant pour le contrat de mariage :
PHILAMINTE. – Voudrez-vous bien changer votre style sauvage,
Et nous faire un contrat qui soit en beau langage ?
LE NOTAIRE. – Notre style est très bon, et je serais un sot,
Madame, de vouloir y changer un seul mot.
BÉLISE. – Ah! quelle barbarie au milieu de la France!
Mais au moins, en faveur, Monsieur, de la science,
Veuillez, au lieu d'écus, de livres et de francs,
Nous exprimer la dot en mines et talents,
Et dater par les mots d'ides et de calendes.
LE NOTAIRE. – Quoi ? Si j'allais, Madame, accorder vos demandes,
Je me ferais siffler de tous mes compagnons. (Acte V, scène 3)
Les hommes ne sont pas plus épargnés, qu’il s’agisse de Vadius le faux savant ou, surtout, de Trissotin le pédant trois fois sot, qu’il soit présenté par Clitandre ou par Ariste :
CLITANDRE. – J’ai lu, dans le fatras des écrits qu’il nous donne,
Ce qu’étale en tous lieux sa pédante personne,
Et ne peux supporter cette confiance extrême
Qui le rend en tout temps si content de lui-même. (Acte I, scène 3)
ARISTE. – Homme, de son savoir paraissant toujours ivreRiche, pour tout mérite, d’un babil importun,Mais inhabile à tout, vide de sens commun,Et plein d’un ridicule et d’une impertinenceQui desservent partout l’esprit et la science ! (Acte II, scène 8)
Le duel verbal entre Clitandre et Trissotin est savoureux par la façon dont Clitandre y associe avec beaucoup d’audace la science et la sottise :
TRISSOTIN. – J'ai cru jusqu’à présent que c'était l'ignorance
Qui faisait les grands sots, et non pas la science.
CLITANDRE. – Vous avez cru fort mal, et je vous suis garant
Qu'un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.
TRISSOTIN. – Le sentiment commun est contre vos maximes,
Puisque ignorant et sot sont termes synonymes.
CLITANDRE. – Si vous le voulez prendre aux usages des mots,
L'alliance est plus grande entre pédant et sot.
TRISSOTIN. – La sottise dans l'un se fait voir toute pure.
CLITANDRE. – Et l'étude dans l'autre ajoute à la nature. (Acte IV, scène 1)
Un autre excès des Femmes Savantes tourné en ridicule est leur mépris du corps, comme pourrait l’être, à l’extrême inverse, l’intempérance d’un Dom Juan, alors que Clitandre est un modèle d’équilibre et de juste milieu, faisant ressortir, par contraste, l’angélisme des Femmes Savantes :
ARMANDE. – Appelez-vous, Monsieur, être à vos vœux contraire,
Que de leur arracher ce qu'ils ont de vulgaire,
Et vouloir les réduire à cette pureté
Où du parfait amour réside la beauté ?
Vous ne sauriez pour moi tenir votre pensée
Du commerce des sens nette et débarrassée ?
|…] On aime pour aimer, et non pour autre chose ;
Ce n'est qu'à l'esprit seul que vont tous les transports,
Et l'on ne s'aperçoit jamais qu'on ait un corps.
CLITANDRE. – Quant à moi, par malheur, je m'aperçois, Madame,
Que j'ai, ne vous déplaise, un corps tout comme une âme :
L’âme tient trop au corps, pour le laisser à part ;
De ces détachements je ne connais point l'art :
[…] Je suis un peu grossier, comme vous m'accusez ;
J'aime avec tout moi-même, et l'amour qu'on me donne
En veut, je le confesse, à toute la personne. (Acte IV, scène 1)Clitandre est bien ici l’adepte de la modération, de l’équilibre entre les désirs de l’âme et ceux du corps. Il pourrait dire, après Pascal, que « qui veut faire l’ange fait la bête ». Être honnête homme est, ici encore, un juste milieu.
Dans le rapport à autrui, l’équilibre sera de tenir le milieu entre l’impression que les autres nous en veulent, sont nos ennemis, et la conviction délirante d’être adoré de tous. C’est-à-dire entre le Misanthrope et Bélise, ou, si l’on utilise des termes psychiatriques : entre la paranoïa et l’érotomanie. Chrysale confiant à Ariste : « Notre sœur est folle » ne croit pas si bien dire !
BÉLISE. – On est faite d’un air, je pense, à pouvoir dire
Qu’on a bien plus d’un cœur soumis à son empire ;
Et Dorante, Damis, Cléonte et Lycidas
Peuvent bien faire voir qu’on a quelques appâts.
ARISTE. – Ces gens vous aiment ?
BÉLISE. – Oui, de toute leur puissance.
ARISTE. – Ils vous l’ont dit ?
BÉLISE. – Aucun n’a pris cette licence :
Ils m’ont su révérer si fort jusqu’à ce jour,
Qu’ils ne m’ont jamais dit un mot de leur amour. (Acte II, scène 2)
Molière cependant ne se contente pas de brosser des portraits satiriques, comme Célimène tenant salon ou La Bruyère écrivant ses Caractères. En effet, nous sommes au théâtre, qui, outre la peinture « statique » des travers humains, se plaît à exhiber les relations entre les personnages, qu’elles soient vertueuses ou vicieuses, exemplaires ou ridiculisées.
LA GUERRE DES SEXES AU THÉÂTRE
Où mieux qu’au théâtre peut-on représenter les relations conflictuelles, les rapports de force, de domination ? Les personnages de comédie dont Molière dénonce les vices sont nécessairement confrontés aux autres, et c’est bien souvent la relation qu’ils ont avec les autres qui est vicieuse : le Misanthrope hait les hommes, Tartuffe les manipule, Don Juan veut séduire toutes les femmes, Arnolphe prétend dominer Agnès… Nous voici, avec les deux derniers, dans une relation où les hommes veulent dominer les femmes, exactement comme Trissotin lorsqu’il prétend épouser Henriette de force :
TRISSOTIN. – Je ne puis refuser le secours d’une mère
Qui prétend couronner une flamme si chère ;
Et pourvu que j’obtienne un bonheur si charmant,
Pourvu que je vous aie, peu importe comment.
HENRIETTE. – Mais savez-vous qu’on risque plus qu’on ne le pense
À vouloir sur un cœur user de violence ? (Acte V, scène 1)
Les Femmes savantes, quant à elles, espèrent asseoir leur domination sur les hommes par leur supériorité intellectuelle, leur plus grande culture et leur beau langage. Il s’agit bien, là encore, de rapports de force, et c’est cette prétention féministe avant l’heure qui est dénoncée par Molière, bien plus, évidemment, que le savoir en tant que tel.
PHILAMINTE. – Je n’ai rien fait en vers, mais j’ai lieu d’espérer
Que je pourrai bientôt vous montrer, en amie,
Huit chapitres du plan de notre Académie.
Platon s’est au projet simplement arrêté,
Quand de sa République il a fait le traité ;
Mais moi, jusques au bout je veux suivre l’idée
Que j’ai sur le papier, en prose, détaillée.
Car je veux nous venger, toutes tant que nous sommes,
De cette indigne place où nous rangent les hommes.
ARMANDE. – C’est faire à notre sexe une trop grande offense,
De limiter l’essor de notre intelligence
À juger d’une robe et de l’air d’un manteau,
Ou des beautés d’un point, ou d’un tissu nouveau.
[…] PHILAMINTE. – Et nous voulons montrer à certains bas esprits,
Dont l’orgueilleux savoir nous traite avec mépris,
Que de science aussi les femmes sont comblées ;
Qu’on peut faire comme eux de doctes assemblées. (Acte III, scène 2)
D’autres, comme Martine (même si c’est une femme), ou Chrysale (même s’il ne met pas ses principes à exécution) affirment que c’est l’homme qui doit s’imposer à la femme, ce qui est manifestement pour Molière aussi ridicule que l’inverse :
MARTINE. – Ce n’est point à la femme à prescrire, et je sommes
Pour céder le dessus en toute chose aux hommes. (Acte V, scène 3)
Mais il faut refuser l’excès de faiblesse, tout comme l’excès de pouvoir, et ce n’est pas parce que Philaminte a tout d’un tyran domestique que Chrysale en est plus sympathique, ou respectable. Sa pusillanimité est aussi répréhensible et ridicule que l’autoritarisme de sa femme, comme le souligne Ariste :
ARISTE. – Allez, c'est se moquer. Votre femme, entre nous,
Est, par vos lâchetés, souveraine sur vous.
Son pouvoir n'est fondé que sur votre faiblesse,
C'est vous qui lui donnez ce titre de maîtresse. (Acte II, scène 8)
Face à tous les adeptes de la puissance, selon lesquels, comme pour le loup de La Fontaine, « la raison du plus fort est toujours la meilleure », il y a Clitandre et Henriette, les amoureux, et Ariste le conciliateur, qui indiquent la possibilité de relations humaines harmonieuses, fondées sur l’égalité, et ne sont jamais ridicules. Et si la comédie se termine joyeusement, c’est parce qu’elle montre la victoire de la vertu et de l’amour, plutôt que de la force. Plusieurs personnages sont franchement mis en échec dans leur soif de domination : Trissotin renonce à Henriette après avoir manifesté « son âme mercenaire », Philaminte renonce à marier sa fille contre son gré, Armande renonce à épouser Clitandre. Inversement, la valeur du jeune homme est reconnue de tous, et Henriette manifeste mieux que jamais sa délicatesse d’âme dans la dernière scène. On dirait ainsi que Molière, à travers Clitandre, Henriette et Ariste, livre la « morale » de sa comédie, concluant, comme La Fontaine dans « Phébus et Borée », que « Plus fait douceur que violence »…
TOUS LES ALEXANDRINS SERAIENT-ILS PÉRIMÉS ?
Au début du délicieux film que Laurent Tirard a consacré à Molière, en 2007, il lui fait tenir ces propos, après une soirée bien arrosée : « Un jour viendra où mon œuvre sera devenue si légendaire qu’on ne dira plus “Parlez-moi en français” mais plutôt “Parlez-moi dans la langue de Molière” ! » Tous ses compagnons de beuverie se moquent alors de lui, évidemment.
Et nous ? Que pensons-nous de « la langue de Molière » ? Assimilons-nous la langue française à celle du Bourgeois gentilhomme ou du Misanthrope ? La langue de Molière, est-ce simplement le français, c’est-à-dire la langue que nous parlons aujourd’hui, notre langue, ou bien est-ce un langage daté, désuet, périmé, surtout lorsqu’il se structure en alexandrins ? La langue de Molière est-elle celle qui exprime des sentiments universels, qui rit des défauts de chacun, ou bien, sont-ce des archaïsmes, des diérèses ampoulées, des e muets qu’on prononce alors que leur nom indique qu’il vaudrait mieux les taire ? Bref, la langue de Molière a-t-elle un avenir, comme le suggère le futur utilisé par Romain Duris : « Un jour viendra… » ?
Laurent Tirard le croit, lorsqu’il explique dans une interview que s’il a confié le rôle de Molière à Romain Duris, c’est précisément parce qu’il voulait « faire un Molière moderne », dans la mesure où il était convaincu que ce ne serait pas un contresens, ou une trahison. De même, je suis persuadée que Molière est profondément moderne – ou plutôt intemporel –, c’est-à-dire qu’il a encore et toujours quelque chose à nous dire, que sa parole peut nous toucher, nous transporter, nous émouvoir, nous amuser, aujourd’hui comme hier, par delà les modes, les clichés, les phrases toutes faites, les formules convenues et datées. C’est pour cela qu’il m’est arrivé de remanier quelques alexandrins, mais beaucoup moins, finalement, que je ne l’envisageais au départ. Car les comédiens de la troupe, en général, tiennent à dire du « Molière 100% », et je ne peux pas leur enlever ce plaisir ; de même que les professeurs préfèreront sans doute que le texte soit identique à celui qu’ils étudient avec leurs élèves. Je leur laisserai donc le soin d’expliquer à leurs élèves qu’ « hymen » signifie « mariage ». En revanche, certains propos de Bélise, par exemple, me semblent vraiment trop incompréhensibles pour être conservés, ainsi quand elle parle de son irrésistible séduction :
BÉLISE. – On est faite d’un air, je pense, à pouvoir dire
Qu’on n’a pas pour un cœur soumis à son empire.
J’ai préféré, dans de tels cas, réécrire l’alexandrin obscur :
BÉLISE. – On est faite d’un air, je pense, à pouvoir dire
Qu’on a bien plus d’un cœur soumis à son empire.
Ou bien, lorsque Philaminte demande à Trissotin de réciter les « tiercets » de son sonnet, elle peut aussi bien parler de « tercets ».
Il arrive aussi que la contrainte de la rime conduise à une prononciation qui rend certains mots incompréhensibles aujourd’hui. Ainsi en est-il pour les « sens », dans un vers où le « s » final n’est pas prononcé, parce qu’il rime avec « tout-puissants » :
HENRIETTE. – Moi, ma sœur, point du tout : je sais que sur vos sens
Les droits de la raison sont toujours tout-puissants.
Pour rendre ces deux alexandrins plus clairs, j’ai choisi de remplacer « tout-puissants » par « toute-puissance » :
HENRIETTE. – Moi, ma sœur, point du tout : je sais que sur vos sens
Les droits de la raison ont la toute-puissance.
On le voit, il ne s’agit là que de petites modifications à la marge, qu’en outre les comédiens restent libres de valider ou non. L’expressivité de leur jeu saura d’ailleurs également compenser l’obscurité de certains alexandrins des Femmes Savantes.
Un deuxième reproche que l’on pourrait faire à la comédie de Molière, c’est sa longueur. Car, si Molière est aussi génial au XXIe siècle qu’il l’était au XVIIe, les spectateurs, eux, ne sont plus les mêmes. Quand ils regardent la télévision, ils passent leur temps à changer de chaîne. C’est impossible au théâtre ! Alors, il a bien fallu, à contrecœur, se résoudre à couper le texte de Molière. Les Femmes Savantes, à l’origine, comptent environ 16300 mots. La pièce que nous allons jouer en compte 2000 de moins. On passe ainsi d’un spectacle d’1h45 à un spectacle d’1h30. J’ai fait ces coupes en conservant les rimes suivies, de sorte qu’il n’y ait pas de vers orphelin. Mais je n’ai hélas pas pu toujours respecter l’alternance classique entre rimes féminines, se terminant par un e muet (donc par une consonne) et rimes masculines (se terminant par une voyelle) : j’espère qu’on ne m’en tiendra pas rigueur.
Après la clarté et la concision, qualités classiques et souhaitables pour qu’une pièce en alexandrins puisse encore « passer » aujourd’hui, vient le naturel. Or l’on a tendance à penser qu’il est impossible de dire des alexandrins aussi naturellement que l’on dit de la prose. C’est pourtant réalisable, en respectant les règles de la métrique concernant l’accentuation, les diphtongues et le e atone.
1) l’accentuation
L’alexandrin, avec ses douze syllabes, est le vers préféré du théâtre classique français. C’est aussi le plus long, donc le plus proche de la prose. Mais s’il veut rester poétique et ne pas devenir prosaïque, il doit garder son rythme, lié à ses accents. En effet, les douze syllabes ne sont pas toutes accentuées. Les deux accents principaux, ceux qui structurent le vers, sont sur la sixième syllabe (à la fin du premier hémistiche ou demi-vers) et sur la douzième (à la fin du deuxième hémistiche). C’est ainsi qu’interviennent les règles d’accentuation des mots français, qui ne sont pas toujours connues et qu’on suit dans la vie ordinaire, mais en général inconsciemment.
Or, qu’est-ce qui rend l’alexandrin artificiel, voire insupportable ? C’est l’ignorance de ces règles d’accentuation du mot français, qui sont pourtant les mêmes en prose et en poésie. Le mot français (lorsqu’il est suffisamment important et porteur de sens) est accentué sur sa dernière syllabe, sauf si elle comporte un e muet, autrement dit un e en fin de mot, qu’on devrait plutôt appeler « atone», c’est-à-dire sans accent tonique. Voici deux conséquences de cette règle : 1) deux syllabes qui se suivent dans un même mot ne peuvent pas être toutes les deux accentuées, même lorsqu’il s’agit des deux voyelles d’une diphtongue. Ce qui va rendre les diérèses (= distinction des deux voyelles d’une diphtongue en deux syllabes) qu’on fait en poésie beaucoup plus naturelles. 2) En poésie, un e en fin de mot suivi d’une consonne constitue une syllabe, certes, mais cette syllabe n’est jamais accentuée.
2) les diphtongues
Une diphtongue est constituée de deux voyelles contiguës se prononçant l’une et l’autre. En prose, dans le langage ordinaire, on les prononce généralement comme une seule syllabe : c’est une synérèse. Par exemple, on dit « ciel » et non « ci/el ». Il y a des exceptions, même en prose : on dit en général « hi/er » et non « hier » (comme la ville d’Hyères). Cela s’appelle une diérèse.
En poésie, la diérèse est plus fréquente qu’en prose. Elle est de règle lorsqu’étymologiquement les deux voyelles de la diphtongue étaient distinctes. Par exemple « li/on » vient de « le/o », donc, en poésie, on fera la diérèse. « Ciel » vient de « cælis », donc, en poésie comme en prose, on fera une synérèse. La diérèse poétique permet des effets très subtils : elle rend la diction plus délicate, met les mots en valeur en détachant les syllabes. Ainsi, le jeu, entre Clitandre et Bélise, autour du prénom d’Henriette, serait nettement moins charmant si l’on prononçait Henriette en deux syllabes (« Hen/riette ») et non trois (« Hen/ri/ette »), avec la diérèse :
CLITANDRE. – Des projets de mon cœur ne prenez point d’alarme :
Henri/ette, Madame, est celle qui me charme. […]
Les cieux, par les liens d’une immuable ardeur,
Aux beautés d’Henri/ette ont attaché mon cœur ;
Henri/ette me tient sous son aimable empire,
Épouser Henri/ette est ce à quoi j’aspire :
Vous y pouvez beaucoup, et tout ce que je veux,
C’est que vous y daigniez favoriser mes vœux.
BÉLISE. – Je vois où doucement veut aller la demande,
Et je sais sous ce nom ce qu’il faut que j’entende ;
La figure est adroite et je vais la poursuivre
Filant la métaphore ainsi que dans les livres :
Je dis qu’au mariage Henri/ette est rebelle,
Et que sans rien prétendre il faut brûler pour elle.
Dans la bouche des Femmes Savantes, la diérèse les rend encore plus précieuses, dans celle d’Henriette, elle peut se teinter d’ironie subtile, comme notre metteur en scène me l’a fait remarquer :
HENRIETTE. – Et tout esprit n’est pas composé d’une étoffe
Qui se trouve taillée à faire un philosophe.
Si le vôtre est né propre aux élévati/ons
Où montent des savants les spéculati/ons,
Le mien est fait, ma sœur, pour aller terre à terre.
Elle peut cependant sembler forcée, par exemple lorsque Clitandre s’emporte contre Bélise :
CLITANDRE, en sortant. – Diantre soit de la folle et de ses visi/ons !
A-t-on rien vu d’égal à ces préventi/ons !
Mais si on veut supprimer les diérèses en conservant les alexandrins, il faut ajouter un mot d’une syllabe, et on alourdit le vers, ce qui est encore pire et ne convient pas ici, étant donné l’énervement de Clitandre. La solution réside dans une bonne accentuation : la première voyelle de la diphtongue, « i », ne doit pas être du tout accentuée ni allongée (l’accent allongeant un peu la syllabe), car c’est la deuxième voyelle, « on », qui porte l’accent de dernière syllabe de mot. Il est ainsi possible de conserver à la fois les diérèses et un certain naturel.
3) le e atone
Une autre règle qui rend l’apprentissage d’un rôle en alexandrins délicat est celle du e dit muet, et qu’il vaudrait mieux appeler « e atone ». En effet, s’il est bien muet lorsqu’il est suivi d’une voyelle (on dit alors qu’il est élidé), il ne l’est plus quand il est suivi d’une consonne :BÉLISE. – Ah, chimères ! Ce sont des chimères, dit-on !
Chimères, moi ! Vraiment chimères est fort bon !
On voit bien, dans cet exemple, que l’élision du e final de « chimères » transformerait les alexandrins en décasyllabes. On s’aperçoit aussi, en regardant la dernière occurrence de « chimères », qu’il faut penser à faire la liaison, car ne pas la faire conduirait ici, comme dans beaucoup d’autres cas, à perdre une syllabe.
On peut trouver contraignante cette règle de prononciation du e final devant consonne. En réalité, ces syllabes constituées d’un e atone aèrent l’alexandrin, l’allègent. Et il suffit, là encore, d’avoir bien présente à l’esprit la non accentuation de cet « e atone », donc sa grande discrétion, sa légèreté, pour qu’il ne soit plus un problème.