Monter
une pièce de Molière en alexandrins ? Quelle idée saugrenue et
risquée ! N’y a-t-il pas assez de choix parmi ses comédies en prose ?
Et Tartuffe, de
surcroît ? Une histoire de faux dévot, alors qu’on ne sait plus trop, au
XXIe siècle, à quoi ressemble un vrai…
Peut-être.
Mais Cap sur Scène relève le défi ! En n’hésitant pas à travailler et
retravailler la diction des alexandrins, afin de les rendre parfaitement audibles,
à les moderniser si besoin est, pour qu’on en saisisse aisément le sens, et à
en supprimer un certain nombre, de sorte que le spectacle ne se prolonge pas
au-delà d’1H30.
Puis, en
dégageant du personnage éponyme, outre les traits de l’hypocrite et du faux
dévot, ceux du manipulateur venant rejoindre la cohorte des pervers
narcissiques dont on s’emploie aujourd’hui à dénoncer l’emprise.
Enfin,
en orientant la comédie vers une sorte de thérapie familiale, plutôt qu’une
critique sociale. Tartuffe, c’est l’histoire d’une famille qu’un
parasite tente de diviser en y prenant le pouvoir, mais que la ruse d’une
épouse fidèle, la pugnacité d’une servante au grand cœur, la modération d’un
sage beau-frère vont parvenir à ressouder et réconcilier.
I. La magie des alexandrins
Si
Tartuffe parvient presque à séduire Elmire, c’est sans doute grâce à la beauté
de ses déclarations d’amour en alexandrins. Il n’empêche que la langue a bien
changé depuis le XVIIe siècle. Et, loin de trahir Molière, nous
voulons le servir en adaptant certains de ses alexandrins (sans oublier bien
sûr de respecter les règles de la métrique), lorsque la rime n’est plus audible
ou que le sens n’est plus accessible.
C’est
ainsi que nous ferons rimer « Babylone » avec
« fanfaronne » (une trouvaille de Valère) plutôt qu’avec
« aune » dont le « o » est fermé et le sens obscur :
au lieu de « C’est véritablement la tour de Babylone, / Car chacun y
babille, et tout du long de l’aune », Madame Pernelle dira que
« C’est véritablement la tour de Babylone, / Car chacun y babille, chacun
y fanfaronne ». Ou encore, lorsqu’Orgon clame que « Non, rien de
plus méchant n’est sorti de l’enfer », nous préfèrerons, à la rime pour
l’œil de Molière faisant rétorquer à Elmire : « Mon Dieu ! l’on
ne doit point croire de trop léger », une rime pour l’oreille
(d’aujourd’hui) : « Mon Dieu ! l’on ne doit point tout croire à
la légère » et une expression bien connue, nettement plus compréhensible.
Une vingtaine d’alexandrins ont ainsi été « modernisés ».
Il a
fallu ensuite s’entraîner à les dire correctement, avec tous ces e muets dont
le nom est fort mal choisi puisqu’ils se prononcent lorsqu’ils sont suivis
d’une consonne, avec ces diérèses et ces synérèses, avec ces accents de groupe
et d’intention dont il faut bien prendre conscience, même si l’on dit que le
français n’est pas une langue accentuée.
Enfin,
il a fallu les jouer, avec le plus de naturel possible, ce qu’a permis la
direction d’acteurs de Didier Lesour, aussi respectueuse de Molière que des
comédiens. « Quelle direction d’acteurs pratiquer, se demande-t-il,
lorsqu’on monte une pièce écrite en alexandrins du XVIIe siècle,
avec une troupe composée d’amateurs et de professionnels ? Il faut
évidemment partir du texte lui-même. Non pas de ce que l'auteur a prétendument
"voulu dire", mais de ce qu'il a effectivement "écrit" :
des vers de 12 pieds. Après l'écriture de ces vers (qui obéissent aux lois de
la métrique) vient leur profération scénique par les acteurs (la prosodie). Un
code, en quelque sorte, qu'il convient de partager parce que de lui dépend la
compréhension même du texte. Sur cette base vient ensuite l'enjeu essentiel de
l'interprétation (les intentions, le jeu de l'acteur) qui caractérise la
direction d'acteurs proprement dite. Dans quelle direction vont aller les
acteurs ? c'est-à-dire dans quel sens (du texte) ? Il s’agit non pas
d’imposer aux acteurs un point de vue extérieur, mais de susciter chez eux un
mouvement dans cette direction (d'acteur !) qui fait que ce sera LEUR travail
d'interprète. Ils vont s'inspirer certes, mais non pas imiter, non pas
"importer" de l'extérieur. Ils vont jouer, pour leur propre amusement
: en disant les vers à leur façon. Parce qu'ils auront été stimulés par une
discussion collective autour du texte et accompagnés par Véronique Maas et
moi-même dans leur recherche du sens. Mais que les intentions viennent d'eux,
c'est là le gage de la sincérité de leur jeu. Car ce qui peut être enseigné ne
mérite pas toujours d'être appris (et réciproquement). »
II. Des deux Tartuffe…
Plus de
deux heures d’alexandrins, cela risquait d’être trop long : en étudiant Tartuffe avec
des lycéens, ou en assistant à des représentations de la pièce, j’ai souvent
constaté que le cinquième acte passait mal, semblait de trop, artificiel et
daté, avec son éloge appuyé de Louis XIV. Or, Georges Forestier, professeur à
la Sorbonne, spécialiste du théâtre classique et éditeur des œuvres complètes
de Molière en Pléiade, a reconstitué, en 2010, la première version de Tartuffe, créée
à Versailles devant Louis XIV en 1664 mais interdite le surlendemain, les
dévots ayant fait pression parce qu’ils s’y trouvaient ridiculisés. Cette
comédie en 3 actes (les actuels actes I, III et IV, selon Georges Forestier),
intitulée Le Tartuffe ou l’Hypocrite, était nettement plus brève que la version
remaniée plusieurs fois et enfin autorisée, en 5 actes, nommée Le Tartuffe ou l’Imposteur, créée au Palais-Royal en 1669.
J’ai
donc décidé, comme Georges Forestier, de quasiment supprimer l’acte V. Cela a
permis d’alléger la pièce et de resserrer l’intrigue sur le drame familial.
Mais je n’ai pas pu me résoudre à supprimer l’acte II, avec sa délicieuse scène
de marivaudage avant l’heure entre Mariane et Valère, personnages qui
n’existaient même pas dans la première version, où Tartuffe s’opposait
seulement au mariage de Damis, sans prétendre épouser Mariane.
J’ai
également voulu conserver l’enrichissement du personnage de Tartuffe au fil des
remaniements de la pièce, en poursuivant cette dynamique : comme Molière
est passé de l’Hypocrite à l’Imposteur, nous irons du faux dévot au manipulateur.
III. … aux multiples tartuffes
Tartuffe
a, indéniablement, de nombreuses facettes : parasite, profiteur, manipulateur,
séducteur, envieux, ambitieux, mégalomane, égocentrique, escroc, gourou,
fanatique, homme de pouvoir et d’emprise… tel est celui que présente et
représente Cap sur Scène.
Cachant
son jeu pour mieux arriver à ses fins, il apparaît comme charitable, alors
qu’il ne pense qu’à lui, simule l’humilité, alors qu’il est imbu de lui-même,
imite la piété, alors qu’il se met complaisamment en scène, fait semblant
d’être amoureux d’Elmire, mais ne cherche qu’à la soumettre. Tartuffe
culpabilise les autres ; change de comportement selon les personnes ou les
situations ; critique, dévalorise, juge ; sème la zizanie autour de
lui, divisant pour mieux régner ; sait se placer en victime pour qu’on le
plaigne (« le pauvre homme ! ») ; utilise les principes
moraux des autres pour assouvir ses besoins ; menace de façon
déguisée ; fait croire à sa supériorité ; ment ; est
égocentrique ; envieux (« jaloux de madame » dit Dorine) ;
ne tient pas compte des droits, besoins, désirs des autres ; a un discours
qui paraît logique et cohérent alors que ses attitudes, ses actes ou son mode
de vie répondent au schéma opposé (« Cachez ce sein que je ne saurais
voir ») ; utilise des flatteries pour plaire ; produit un état
de malaise ou un sentiment de non-liberté (piège) ; est parfaitement
efficace pour atteindre ses propres buts, mais aux dépens d’autrui ; fait
faire aux autres des choses qu’ils n’auraient pas faites de leur propre
gré ; est constamment l’objet de discussions entre gens qui le
connaissent, même s’il n’est pas là (cf les deux premiers actes !) On
retrouve ainsi chez Tartuffe au moins 18 des 30 caractéristiques données par la
thérapeute Isabelle Nazare-Aga (Les manipulateurs sont
parmi nous, 1997, p. 38-39). Or
il suffit de 16 critères pour conclure à la personnalité narcissique, et l’on
voit bien à quel point le mensonge, le déguisement, l’attitude de caméléon, la
duplicité, bref la tartufferie accompagnent la plupart des comportements
retenus.
Mais
comment le théâtre peut-il mettre en scène et en évidence une telle complexité
de caractère, d’autant plus que tous ces défauts sont la plupart du temps
cachés et ne vont se révéler que peu à peu ? Et comment un seul comédien –
qui n’apparaît d’ailleurs qu’à l’acte III – peut-il réussir à incarner cette
multiplicité de rôles en un seul ? C’est ici que la constellation des
autres personnages entre en jeu. Ils gravitent autour de Tartuffe, tantôt
fascinés, tantôt effrayés, et chacun pourrait bien incarner, plus
spécifiquement, une qualité (ou une caractéristique) opposée à un défaut de
Tartuffe, qu’il mettrait de la sorte en lumière, par contraste. Ainsi, Elmire
est l’honnête femme par excellence. Tout, dans son corps, son regard, ses
paroles, doit respirer, diffuser cette honnêteté. Tandis que Tartuffe en face
d’elle, dans son corps sinueux, son regard fuyant, son ton mielleux, autant que
dans ses paroles, devra exprimer la fourberie, la vile volonté de séduction. Ou
encore : la servante Dorine incarne l’activité constructive, le sens du
service, la capacité à fédérer la famille et l’humilité. Elle dit
« nous » plutôt que « je » (« Joignons nos
efforts »), elle réconcilie les amants, soutient l’épouse, apaise le fils…
et s’efface dès le début de l’acte III. Tartuffe au contraire est un
parasite, un destructeur, un égoïste et un tyran avide de pouvoir. Les
personnages se mettront donc mutuellement en valeur, la relation particulière
que chacun entretient avec Tartuffe lui conférant sa coloration spécifique.
Conclusion : Tartuffe, une thérapie familiale
La pièce
de Molière apparaît ainsi non pas comme une monographie sur le personnage
éponyme, mais plutôt – ce qui est beaucoup plus intéressant et théâtral – comme
une histoire de famille (ce que soulignent les portraits de famille peints par
Olivier Maas et éléments importants de la scénographie), à la fois dramatique
et cocasse, dont le dénouement est en quelque sorte l’aboutissement d’une
thérapie familiale. Comment une famille, gravement divisée au départ entre d’un
côté la grand-mère (Mme Pernelle) et le père (Orgon), partisans d’une sorte de
gourou, et de l’autre l’épouse et belle-mère (Elmire), son frère (Cléante), la
fille (Mariane), le fils (Damis), la servante (Dorine), le fiancé (Valère), qui
s’en méfient, va réussir à se liguer contre un dangereux manipulateur, à se
libérer de son emprise et à retrouver son unité perdue : telle est bien
l’intrigue de Tartuffe.
Véronique Maas, 2
janvier 2025