On parle ordinairement de deux versions de la comédie de Molière : le Tartuffe ou l'Hypocrite (1664), en 3 actes, et Le Tartuffe ou l'Imposteur (1669), en 5 actes. Je vais vous en proposer deux de plus. Mais commençons par la première version.
I. LE TARTUFFE OU L’HYPOCRITE – 1664
Cette comédie en 3 actes a été créée avec grand succès à Versailles devant Louis XIV le 12 mai 1664. C’était l’avant-dernier jour d’une longue semaine de fêtes durant laquelle Molière et sa troupe avaient été particulièrement à l’honneur. Hélas, le surlendemain, le souverain signifiait à Molière que, malgré sa satisfaction, il ne l’autoriserait pas à donner des représentations publiques de sa nouvelle pièce dans son théâtre du Palais-Royal. C’est l’archevêque de Paris, son ancien précepteur, qui l’avait convaincu d’interdire que soit jouée devant le public parisien une comédie ridiculisant les dévots, c’est-à-dire des laïcs catholiques qui s’estimaient plus parfaits que les autres et prétendaient diriger les consciences.
Aucune trace écrite de cette première version n’a été conservée, on sait seulement qu’elle ne comptait que 3 actes, et on a longtemps pensé qu’il s’agissait des 3 premiers actes de la deuxième version.
Mais Georges Forestier, professeur à la Sorbonne de 1995 à 2020, spécialiste du théâtre classique, éditeur des œuvres complètes de Racine et de Molière en Pléiade, a décidé, en 2010, de reconstituer cette 1re version. En « grattant » la surface de la version définitive, il a mis en évidence une histoire traditionnelle en 3 temps : 1) un homme pieux accueille chez lui un religieux – ce qui correspond à l’acte I - 2) Ce religieux tombe amoureux de sa femme et tente de la séduire – ce serait l’acte II dans la première version, mais c’est l’acte III dans la version définitive - 3) L’épouse imagine une ruse pour convaincre son mari incrédule, qui finalement chasse le religieux : c’est l’acte III de la première version, l’acte IV de la version définitive, moins la dernière scène.
On constate, dans cette version hypothétique, non seulement que l’action se suffit à elle-même, mais aussi, que la comédie est remarquablement équilibrée, avec l’acte I s’ouvrant sur la vieille dévote Madame Pernelle, et l’acte III concluant la comédie par le retour de la même Madame Pernelle (scène 3 de l’acte V dans la version définitive) dont le sot aveuglement devant l’évidence fournit une chute comique.
Dans cette version, l’acte II de la version définitive, centré sur le mariage avec Tartuffe qu’Orgon veut imposer à sa fille Mariane pourtant fiancée à Valère, disparaît, et avec lui les deux personnages de Mariane et Valère, et cette idée assez saugrenue de la part d’Orgon, de donner sa fille en mariage à un dévot directeur de conscience. Certes, les dévots étaient des laïcs et non des prêtres, mais le plus souvent ils étaient consacrés, c’est-à-dire avaient fait vœu de célibat et de pauvreté. Selon Georges Forestier, c’est Damis qui doit se marier dans la première version et Orgon, influencé par Tartuffe, s’oppose à ce mariage, ce qui provoque la colère du jeune homme et explique sa haine à l’égard de Tartuffe.
Cela permet de mieux comprendre la scène 1 de l’acte III (anciennement acte II) entre Damis et Dorine :
DAMIS.- Que la foudre sur l'heure achève mes destins,
Qu'on me traite partout du plus grand des faquins,
S'il est aucun respect ni pouvoir qui m'arrête,
Et si je ne fais pas quelque coup de ma tête !
DORINE. - De grâce, modérez un tel emportement ;
Votre père n'a fait qu'en parler simplement.
On n'exécute pas tout ce qui se propose,
Et le chemin est long du projet à la chose.
DAMIS. - Il faut que de ce fat j'arrête les complots,
Et qu'à l'oreille un peu je lui dise deux mots.
DORINE. - Ha ! tout doux ! Envers lui, comme envers votre père,
Laissez agir les soins de votre belle-mère.
Sur l'esprit de Tartuffe elle a quelque crédit ;
Il se rend complaisant à tout ce qu'elle dit,
Et pourrait bien avoir douceur de cœur pour elle.
Plût à Dieu qu'il fût vrai ! la chose serait belle.
Enfin votre intérêt l'oblige à le mander :
Sur l'hymen qui vous touche elle veut le sonder.
On comprend mieux l’explosion de violence de Damis s’il s’agit de son mariage et non de celui de sa sœur. Et c’est bien ce que dit Dorine en parlant de « votre intérêt » et de « l’hymen qui vous touche ».
En plus de l’acte II + Mariane et Valère, c’est l’acte V + l’exempt et Monsieur Loyal qui sont absents de la première version. Tartuffe n’a pas besoin d’être confondu par la justice royale, il suffit qu’il soit démasqué par l’épouse fidèle. Il est moins un hors-la-loi dangereux qu’un piètre séducteur qui se ridiculise.
II. DOM JUAN versus TARTUFFE – 1665
Il y a un autre séducteur, beaucoup moins ridicule, parmi les personnages de Molière : c’est Dom Juan. D’ailleurs, Dom Juan ressemble à Tartuffe. C’en est même, me semble-t-il, un autre aspect, une deuxième version : après l’hypocrite, le séducteur. Il suffit de réfléchir aux circonstances de la création du Festin de Pierre (la pièce qu’on appelle aujourd’hui Dom Juan) pour s’en convaincre.
Molière ne se résigne pas à l’interdiction de Tartuffe. Pendant plusieurs années, il va remanier son texte, le rendre plus acceptable, plus flatteur pour le roi (l’acte V est un éloge du pouvoir royal) et moins outrageux pour les dévots (cf les longs développements de Cléante pour bien distinguer entre vrais et faux dévots). Mais en attendant, il faut qu’il fasse vivre sa troupe et pour cela il n’y a qu’un moyen : lui faire jouer, dans son théâtre du Palais Royal, des nouveautés promises à un grand succès – ce qui aurait été le cas s’il avait pu y jouer Tartuffe. Son futur Misanthrope est en chantier, mais c’est une pièce ambitieuse, écrite en alexandrins, qu’il ne s’agit pas de bâcler. Alors Molière, en quelques semaines, va adapter la pièce de Tirso de Molina El burlador de Sevilla : le Trompeur de Séville. Ce sera Dom Juan, en prose (c’est plus vite écrit !), promis au succès grâce au thème, très en vogue, et aux « machines », c’est-à-dire aux effets spéciaux (la statue du commandeur qui s’anime pour précipiter Dom Juan en enfer), effets spéciaux de plus en plus appréciés.
Or, à la fin de la pièce, Dom Juan le libertin se transforme… en Tartuffe. On dirait que Molière reste "habité" par sa pièce interdite et veut calmer les dévots en leur montrant qu’il y a des hypocrites ailleurs que parmi eux ! Que les faux dévots peuvent se trouver parmi les libertins, et pas seulement parmi les dévots. Dom Juan explique ainsi à son valet Sganarelle, à la scène 2 de l'acte V, que "l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. […] Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? […] C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit."
Voilà donc Dom Juan qui joue les Tartuffe ! Quoi qu’il en soit, la pièce, intitulée Le Festin de Pierre à l’époque, sera un énorme succès qui renflouera à point nommé les caisses de l’Illustre Théâtre. Mais pendant ce temps, Molière n’oublie pas Tartuffe.
III. LE TARTUFFE OU L’IMPOSTEUR – 1669
Parallèlement à la création de Dom Juan (1665), du Misanthrope et du Médecin malgré lui (1666), puis d’Amphitryon, de Georges Dandin, de l’Avare (1668), Molière a remanié, plusieurs fois, son Tartuffe. La version enfin autorisée, en 5 actes, s’appelle Le Tartuffe ou l’Imposteur. C’est la seule qui soit passée à la postérité et son succès, lors de sa création au Palais-Royal en 1669, fut immense.
Tartuffe y est un peu transformé, ou plutôt, deux Tartuffe s’y superposent : le premier, un faux dévot, un directeur de conscience trop sensible aux tentations charnelles (il aime bien boire et manger et succombe aux charmes de la jeune Elmire), qui ne parvient pas à agir conformément à ses principes, plus par faiblesse que par méchanceté, et un second, un escroc, un dangereux aventurier qui s’introduit dans une famille pour la ruiner, et serait arrivé à ses fins, si le roi et la justice n’y avaient pas mis bon ordre. Au simple « hypocrite » se superpose donc l’ « imposteur », c’est-à-dire un escroc qui doit être puni par la loi.
Introduire cette autre dimension de Tartuffe permet de brouiller les pistes, d’éviter (comme avec Dom Juan) que Tartuffe s’identifie trop à un religieux, un dévot, un directeur de conscience. Mais c’est aussi une façon d’enrichir le personnage, de le rendre plus inquiétant, plus dangereux. Moins comique peut-être mais plus complexe, plus intéressant. Cette autre dimension apparaît surtout dans l’acte V ajouté par Molière, qui en profite, très stratégiquement, pour faire l’éloge du roi et de la justice royale, avec l’arrivée de l’exempt et de Monsieur Loyal, sorte de deus ex machina qu’on n’a pas manqué de critiquer et de juger artificiel. Pour ma part, je me suis souvent ennuyée au cinquième acte, moins drôle et faisant traîner la pièce en longueur.
Et le deuxième acte, pourquoi l’avoir ajouté ? Parce qu’une pièce en 4 actes, ça n’existe pas au siècle de Molière. Le problème est que cet acte est un peu déconnecté du reste : de nombreux critiques et comédiens l'ont jugé complètement « hors d’œuvre ». Il n'empêche qu'on ne peut que se réjouir que Molière ait ainsi introduit le couple si charmant de Mariane et Valère, et leur duo amoureux, un délicieux marivaudage avant l’heure. Ce serait bien dommage de s'en priver ! Pourquoi alors ne pas imaginer une version de Tartuffe conservant l'acte II et supprimant l'acte V ?
IV. TARTUFFE OU LE MANIPULATEUR – 2025
Voici donc un quatrième Tartuffe, de Molière encore bien sûr, mais où j’ai voulu tenter une synthèse de ses deux Tartuffe et de Dom Juan. Un Tartuffe donc qui soit à la fois hypocrite, séducteur et imposteur. Bref, très exactement ce qu’on appelle aujourd’hui une personnalité ou un pervers narcissique, ou encore un manipulateur.
Le 1er Tartuffe adoptait un point de vue plutôt moral et individuel, dénonçant le vice de l’hypocrisie. Le 2e passe à une perspective plus légaliste et sociale, Tartuffe apparaissant comme un hors-la-loi. Dans le Tartuffe que je vous propose, le point de vue sera psychologique et familial : comment une personnalité narcissique peut presque réussir à asseoir son emprise sur toute une famille et à détruire la bonne entente qui existait entre ses membres.
C’est une des raisons pour lesquelles il m'a semblé judicieux de supprimer l’acte V, ouvrant trop sur la société, quittant le cercle familial, mais de conserver l’acte II, élargissant au contraire la famille et multipliant les conflits qui l'habite.
Je souhaite ainsi toucher les spectateurs d’aujourd’hui en montrant la modernité de Molière et de son Tartuffe. Pour y parvenir, il faut éviter que la pièce soit trop longue : la suppression de l’acte V et de certaines longueurs dans quelques tirades de Tartuffe ou de Cléante nous amènent à une pièce d’1h30 environ, au lieu de 2h30. Il faut aussi que le texte soit clair, compréhensible, et ce non pas malgré, mais grâce aux alexandrins, qui imposent une diction parfaite. Encore faut-il que leur sens soit évident, aussi bien pour les comédiens que pour les spectateurs : j’ai donc supprimé tous ceux qui me semblaient trop obscurs, et j’en ai modifié un tout petit nombre. Par exemple, ce que Dorine dit à Damis, à la scène 1 de l'acte III, citée ci-dessus : « Enfin votre intérêt l'oblige à le mander : Sur l'hymen qui vous touche elle veut le sonder » m'a longtemps paru incompréhensible. D'abord à cause de ce pronom personnel élidé : "votre intérêt l'oblige". Oblige qui ? Un homme ? Une femme ? L'élision empêche de trancher. Il s'agit d'Elmire bien sûr, mais on ne le comprend qu'après : "elle veut le sonder". Or, quand on assiste à un spectacle, il faut comprendre immédiatement, au fur et à mesure, car un alexandrin chasse l'autre. J'ai donc remplacé "l'oblige" par "la pousse", où l'on comprend mieux qu'il s'agit d'Elmire. La deuxième difficulté de ce passage vient de ce qu'on ne comprend pas que Dorine parle de l'intérêt de Damis ("votre intérêt") et du mariage qui le concerne ("l'hymen qui vous touche") alors qu'on ne parle plus du mariage contrarié de Damis dans la version défintive, centrée sur la volonté qu'a Orgon de faire épouser Tartuffe à Mariane. J'ai mieux compris en découvrant le Tartuffe en 3 actes reconstitué par Georges Forestier ! Alors pour éviter ces deux obscurités, Dorine dira : « Enfin notre intérêt la pousse à le mander : Sur l'hymen qui nous touche elle veut le sonder ». Car bien sûr, exceptés Orgon et sa mère, toute la famille, nourrice comprise, est solidaire de la gentille Mariane.
Véronique Maas, 1er octobre 2024