Compagnie Cap Sur Scène

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NOTE D'INTENTION

L’ANNONCE FAITE À MARIE de PAUL CLAUDEL : UN POÈME DRAMATIQUE, UN DRAME RELIGIEUX

 

 

J’aimerais mettre en scène L’Annonce faite à Marie en ne négligeant rien de ce qui fait, selon moi, le charme de cette œuvre. À savoir : sa poésie, sa théâtralité et sa profondeur religieuse. Ces trois aspects de la pièce sont bien sûr intimement liés : L’Annonce faite à Marie n’est pas seulement un long poème, c’est aussi un poème dialogué, dramatique, polyphonique. De même, la religion catholique n’y tient pas un rôle purement décoratif, en harmonie avec un contexte médiéval. Mais le thème du sacrifice, aussi essentiel dans le christianisme qu’il est central dans l’œuvre de Claudel, confère à l’action une dimension éminemment sacrée.

 

I. Un poème dramatique

1) la musique « naturelle » du vers claudélien

Dans ses « Réflexions et propositions sur le vers français », Paul Claudel s’explique sur ce qu’on appelle parfois le verset claudélien, qu’il préfère nommer vers, et que nous qualifierions volontiers de vers libre – c’est-à-dire sans rime ni régularité métrique. Pour Claudel, l’écriture poétique, en vers, avec des alinea ne correspondant pas nécessairement à la ponctuation, est plus originelle, plus « brute » que la prose, et révèle le jaillissement de la pensée : « Dans la prose les éléments primordiaux de la pensée sont en quelque sorte laminés et soudés, raccordés pour l’œil, et leurs ruptures natives sont artificiellement remplacées par des divisions logiques. Les blancs du stade créateur ne sont plus rappelés que par les signes de la ponctuation qui marquent les étapes dans le train uniforme du discours. Dans la poésie au contraire, le lingot a été accepté tel quel » écrit-il.

Le caractère primordial de l’écriture poétique (et de la profération d’un texte poétique) vient, selon Claudel, de son accord avec les battements de notre cœur, qu’il appelle « notre métronome intérieur ». C’est lui qui dicte « l’ïambe fondamental, un temps faible et un temps fort ». On sait que l’iambe antique est constitué d’une syllabe brève et d’une syllabe longue. Autrement dit, comme le suggère ici Claudel : un temps faible, atone, suivi d’un temps fort, accentué, ce qui correspond effectivement à une mesure de base. Mais s’il est possible et assez naturel d’accentuer et d’allonger une syllabe sur deux, il est évident en même temps qu’il serait très artificiel de vouloir accentuer tous les temps forts de la même façon, avec la même intensité. Si je dis par exemple « Dáns la póésíe », je peux accentuer légèrement les syllabes « dan » et « po », et ne pas accentuer « la » ni « é », mais il est évident que la syllabe la plus accentuée sera « si » : on retrouve ici les règles classiques de la prosodie, selon lesquelles l’accent tonique se place sur la dernière syllabe des mots importants, sauf si elle comporte un e muet.

L’autre caractéristique du vers claudélien réside dans ses alinea ne correspondant pas toujours – loin s’en faut ! – à une ponctuation forte, ni même à la pause qu’on ferait spontanément. Il s’apparente ainsi au vers blanc de Shakespeare, surtout celui des derniers drames, « dont l’élément prosodique principal paraît être l’enjambement, the break, le heurt, la cassure aux endroits les plus illogiques, comme pour laisser entrer l’air et la poésie par tous les bouts. » C’est exactement ce que fait Claudel ! Le terme d’enjambement, d’ailleurs, ne convient guère pour désigner ses passages à la ligne, s’il faut, comme il le suggère ici, casser le rythme et non enjamber, c’est-à-dire lier.

2) la fonction poétique du langage

Ce que Claudel appelle « le chant prosodique » permet de sublimer, d’exhausser le sens des mots. Comme le disait Mallarmé, il s’agit de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Dans sa « Lettre à l’abbé Bremond », Claudel explique que dans l’écriture poétique, les mots n’ont pas une fonction pratique, utilitaire, mais qu’ils sont symboles de la réalité, rendant présente la Création dans sa beauté gratuite : « Nous employons dans la vie ordinaire les mots non pas proprement en tant qu’ils signifient les objets, mais en tant qu’ils les désignent et en tant que pratiquement ils nous permettent de les prendre et de nous en servir. […] Mais le poète ne se sert pas des mots de la même manière. Il s’en sert non pas pour l’utilité, mais pour constituer, de tous ces fantômes sonores que le mot met à sa disposition, un tableau à la fois intelligible et délectable. L’habitude qui substitue à la nature réelle des choses une seconde nature, c’est-à-dire une valeur purement pratique, maniable et efficace, est devenue son ennemie, une ennemie qu’il faut dérouter et endormir […]. C’est à quoi sert la répétition des sons, l’harmonie des syllabes, la régularité des rythmes et tout le chant prosodique. »

3) dialogue et polyphonie

Claudel, on le voit, associe sans cesse la poésie à la musique. Et c’est bien pour souligner la dimension poétique de L’Annonce faite à Marie qu’il a toujours voulu y associer la musique, allant jusqu’à rêver de transformer sa pièce en opéra.  Dans Notes sans musique, Darius Milhaud se souvient : « Claudel me demanda une musique développée, […] comme un surcroît poétique et lyrique, […] tout cela se déroulant parallèlement à l’action sans la gêner : la scène parlée ayant une espèce de double, d’ombre lyrique qui s’enroulait autour d’elle. »

Mais cette musique ne doit pas souligner seulement la poésie de l’Annonce faite à Marie. Elle doit également mettre en valeur sa théâtralité, que manifestent ses nombreux dialogues : il y a plusieurs voix dans l’Annonce, et la poésie céleste de Violaine n’est pas celle, plus terrienne, de Jacques Hury. Il m’a semblé que des chants polyphoniques seraient les plus adaptés pour accompagner et renforcer la pluralité théâtrale des voix poétiques. Le chœur universitaire francilien ACHOR participera ainsi au spectacle de trois manières : d’une part, il interprétera des chants polyphoniques, le plus souvent religieux, des XVe et XVIe siècles ; d’autre part, il soulignera, par des bourdons, les moments particulièrement poétiques ou dramatiques de la pièce ; et les choristes seront même  figurants dans certaines scènes, de telle sorte que soient réunis chant, poésie, théâtre et sacré.

 

II. UN DRAME RELIGIEUX

1) symbole et sacré

Les symboles sacrés sont nombreux dans L’Annonce faite à Marie : la table, le pain, le feu, le jardin, la lèpre, l’enfant, la porte… renvoient à d’autres réalités que les réalités terrestres. En les évoquant, ils s’en séparent pour nous relier au monde divin. Ils nous arrachent à la nature pour nous plonger dans le surnaturel. Lors de l’adaptation allemande de L’Annonce donnée à l’Institut d’art d’Hellereau en 1913, Claudel présente sa pièce ainsi : « On sait quelle est l’idée essentielle de l’Annonce : la glorification des réalités les plus humbles et leur élévation à un règne éternel. Ce qui était le foyer devient la flamme toujours vigilante, ce qui était la table devient l’autel, ce qui était la porte devient la porte du ciel. » La scénographie devra prendre en compte cette dimension symbolique, plutôt que réaliste, du décor.

2) religion et drame

Dans une conférence de 1928, « Religion et poésie », Claudel dégage trois apports, selon lui, de la religion à la poésie : la louange, expression de l’amour de Dieu, le sens, donné par la foi, et le drame.

« Le troisième avantage que nous apporte la Religion est le drame. Dans un monde où vous ne connaissez le oui et le non de rien, où il n’y a pas de loi, morale ni intellectuelle, où toute chose est permise, où il n’y a rien à espérer et rien à perdre, où le mal n’apporte pas de punition et le bien pas de récompense, dans un tel monde il n’y a pas de drame parce qu’il n’y a pas de lutte, et il n’y a pas de lutte parce qu’il n’y a rien qui en vaille la peine. Mais avec la Révélation chrétienne, avec les immenses et énormes idées du Ciel et de l’Enfer qui sont autant au-dessus de notre compréhension que le ciel étoilé est au-dessus de nos têtes, les actions humaines, la destinée humaine, sont investies d’une valeur prodigieuse. Nous sommes capables de faire un bien infini et un mal infini. Nous avons à trouver notre Route, conduite ou égarée, comme des héros d’Homère, par des amis ou ennemis invisibles, parmi les vicissitudes et les péripéties les plus passionnantes et les plus imprévues, vers des sommets de lumière ou des abîmes de misère. Nous sommes comme les acteurs d’un drame très intéressant écrit par un auteur infiniment sage et bon où nous tenons un rôle essentiel, mais où il nous est impossible de connaître d’avance la moindre péripétie. Pour nous la vie est toujours nouvelle et toujours intéressante parce qu’à chaque seconde nous avons quelque chose de nouveau à apprendre et quelque chose de nécessaire à accomplir. »

Or, ce drame consubstantiel à la vie chrétienne nous conduit très directement au théâtre : si la vie, pour un chrétien, est dramatique, alors le théâtre pourra, « naturellement » en quelque sorte, être religieux. La religion, en conférant à la vie une dimension hautement dramatique, devrait, selon Claudel, se trouver tout à fait dans son élément sur une scène de théâtre.

3) le sacrifice, action sacrée

Claudel termine ainsi sa conférence : « la Religion n’a pas seulement mis le drame dans la vie, elle a mis à son terme, dans la Mort, la forme la plus haute du drame, qui pour tout vrai disciple de notre Divin Maître, est le sacrifice. »

Or, quelle est l’action de L’Annonce ? Il semble que ce soit le sacrifice librement consenti par Violaine, renonçant à épouser celui qu’elle aime, en embrassant un lépreux. Ce sacrifice, elle le fait par amour : compassionnel pour Pierre de Craon, fraternel pour sa sœur Mara qui est violemment éprise de Jacques Hurry, filial pour son père chéri, Anne Vercors, qui a renoncé lui aussi au confort du foyer en partant en pèlerinage.

Or, qu’est-ce qu’un sacrifice, étymologiquement, sinon une action sacrée ? Le sacré, c’est ce qui est séparé : séparé du profane, éloigné du commun des mortels, comme Violaine est exclue de la communauté des hommes et reléguée dans « les roches du Géyn ». Séparée de la terre, pour se rapprocher du ciel, Violaine est une figure mariale, ce que dit aussi bien le miracle final, jaillissement de vie en pleine nuit de Noël, que le titre même de la pièce, renvoyant à la prière de l’Angelus, qui, on s’en souvient, commence ainsi : Angelus Domini nuntiavit Mariae. Qu’est-ce qui, d’ailleurs, mieux que son titre, montre le délicat tressage, dans la pièce, du religieux, du poétique et du théâtral ? une prière (l’Angelus), une parole (l’annonce), et un dialogue (entre l’ange et Marie) : tout y est.

Véronique Maas, 31 mars 2025



Écoutons Paul Claudel...

    


Paul Claudel, « Religion et poésie » (1928) in Réflexions sur la poésie, Folio Essais p182 à 185

 

« […] Parmi les secours et les profits que la Religion apporte à la poésie, j’en indiquerai trois.

     Le premier est que la foi en Dieu permet la louange. La louange est peut-être le plus grand moteur de la poésie, parce qu’elle est l’expression du besoin le plus profond de l’âme, la voix de la joie et de la vie, le devoir de toute la création, celui en qui chaque créature a besoin de toutes les autres. La grande poésie depuis les hymnes védiques jusqu’au Cantique du Soleil de saint François est une louange. La louange est par excellence le thème qui compose. Personne ne chante seul. Même les étoiles du ciel, lisons-nous dans les Livres Saints, chantent ensemble.

     La Religion non seulement nous apporte le chant, elle nous apporte aussi la parole. [Elle apporte] dans le Monde non seulement la joie mais aussi le sens. Puisque nous savons que le monde n’est pas l’ouvrage du Hasard ou de forces naturelles aveugles et se cherchant à tâtons, nous savons qu’il a un sens. Il nous parle de son Créateur, il nous donne les moyens de comprendre son œuvre et en tout cas de l’interroger et de lui payer nos dettes. Il nous conduit vers Lui par beaucoup de voies merveilleuses. […]

     Le troisième avantage que nous apporte la Religion est le drame. Dans un monde où vous ne connaissez le oui et le non de rien, où il n’y a pas de loi, morale ni intellectuelle, où toute chose est permise, où il n’y a rien à espérer et rien à perdre, où le mal n’apporte pas de punition et le bien pas de récompense, dans un tel monde il n’y a pas de drame parce qu’il n’y a pas de lutte, et il n’y a pas de lutte parce qu’il n’y a rien qui en vaille la peine. Mais avec la Révélation Chrétienne, avec les immenses et énormes idées du Ciel et de l’Enfer qui sont autant au-dessus de notre compréhension que le ciel étoilé est au-dessus de nos têtes, les actions humaines, la destinée humaine, sont investies d’une valeur prodigieuse. Nous sommes capables de faire un bien infini et un mal infini. Nous avons à trouver notre Route, conduite ou égarée, comme des héros d’Homère, par des amis ou ennemis invisibles, parmi les vicissitudes et les péripéties les plus passionnantes et les plus imprévues, vers des sommets de lumière ou des abîmes de misère. Nous sommes comme les acteurs d’un drame très intéressant écrit par un auteur infiniment sage et bon où nous tenons un rôle essentiel, mais où il nous est impossible de connaître d’avance la moindre péripétie. Pour nous la vie est toujours nouvelle et toujours intéressante parce qu’à chaque seconde nous avons quelque chose de nouveau à apprendre et quelque chose de nécessaire à accomplir. Le dernier acte, comme dit Pascal, est toujours sanglant, mais aussi il est toujours magnifique, car la Religion n’a pas seulement mis le drame dans la vie, elle a mis à son terme, dans la Mort, la forme la plus haute du drame, qui pour tout vrai disciple de notre Divin Maître, est le sacrifice. »






Partenariat avec ACHOR

ACHOR est un groupe d’une grosse vingtaine de chanteurs dynamiques (étudiants de Paris-Sud, enseignants, chercheurs, ingénieurs, techniciens, administratifs, …) qui, sous la direction de Jean-Paul Bosselut, interprète des œuvres variées, le plus souvent a cappella, couvrant tous les répertoires, du 15e siècle au 22e.

À partir de la rentrée de l'année universitaire 2025-2026, le chœur travaillera une dizaine de pièces des XVe-XVIe siècles, comme ce chant à Marie "Beauté sans pareille" d'Anthoine de Bertrand (1540-1580), que six à huit choristes chanteront au cours des représentations de L'Annonce faite à Marie.