Compagnie Cap Sur Scène

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Un Mois à la campagne
est la pièce la plus célèbre de Tourgueniev. Écrite en France en 1850, elle se situe en Russie. On y trouve l’heureuse alliance d’un romantisme sentimental, faisant la part belle à l’amour, et d’un sobre réalisme, peignant avec justesse la société russe de son temps, à la manière de Tchekhov un peu plus tard.

Tourgueniev aimait citer Goethe : « Il faut élever le réel à la hauteur de la poésie. » C’est ce que fait Un Mois à la campagne, sans emphase et pour notre plus grand plaisir.


       

Durée du spectacle 1H40



          

                                                                               

                   

             

     


     


       


     
          


  
 
       

Crédit photos Peter Gunnar
 


Un mois à la campagne de Tourgueniev

Ivan Sergueïevitch Tourgueniev est né en 1818 à Orel, dans l’Empire russe, à 350 km au sud de Moscou. Il est mort en 1883 à Bougival, près de Paris, où, à la fin des années 1870, il s’était fait construire une datcha sur le même terrain que la propriété de ses grands amis les Viardot. Il sera cependant inhumé à Saint-Pétersbourg, selon son vœu.

Entre Russie et Occident, le cœur de Tourgueniev a toujours balancé, comme s’il était l’homme de l’entre-deux, ni tout à fait russe et slavophile, ni tout à fait européen et occidentaliste. De même : ni tout à fait révolutionnaire – quoique opposé au servage –, ni tout à fait conservateur. Ou encore, dans la relation qu’il entretient avec la cantatrice Pauline Viardot de 1843 à sa mort, ni tout à fait amant, ni tout à fait ami. Et l'on peut dire aussi bien de sa pièce de théâtre la plus célèbre, Un Mois à la campagne, qu’elle n’est ni tout à fait romantique (quoiqu’on y parle essentiellement d’amour, puisqu’elle « repose sur les méandres les plus subtils de l'expérience amoureuse », comme le notait Stanislavski), ni tout à fait réaliste (même si elle nous fait beaucoup penser à Tchekhov).

Un Mois à la campagne est une pièce qu'Ivan Tourgueniev écrivit en France, entre 1848 et 1850, sous le titre original L'étudiant, en référence au personnage du jeune précepteur Beliaev. Elle fut publiée finalement sous le titre de Deux femmes en 1855. Il fallut attendre 1872 pour que la pièce soit créée à Moscou. Elle fut très mal accueillie par le public et par la presse, tout le monde s’accordant à la trouver bavarde et ennuyeuse. « Ma comédie devait se solder par un fiasco, confia-t-il à son frère Nicolas. C’est pour cette raison que j’ai cessé, depuis 1851, d’écrire pour la scène.» Elle connaîtra toutefois le succès en 1879 à Saint-Pétersbourg, et nous plaît encore par la justesse de certaines remarques, la force des impulsions inconscientes de ses protagonistes et le charme de son atmosphère.

Tout cela, nous avons essayé de le mettre en valeur en coupant sans regrets les scènes trop longues ou les monologues trop bavards, faisant ainsi ressortir la poésie très particulière d’Un Mois à la campagne, qui tient en partie, selon nous, au subtil entrecroisement de touches romantiques et d’aspects réalistes, entre lesquels, on l’a vu, le cœur de Tourgueniev balance.

I. Le romantisme d’Un Mois à la campagne

Tourgueniev aime l’amour. Il fait ainsi figure de romantique et de grand sentimental, un peu décalé, parmi ses amis réalistes comme Flaubert, Zola, Maupassant, Mérimée et Edmond de Goncourt qui écrit dans son Journal, au 5 mai 1876 : « Tourgueniev dit que l’amour produit chez l’homme un effet que ne produit aucun autre sentiment et que c’est, chez l’être véritablement amoureux, une pesanteur au cœur qui n’a rien d’humain. Il parle des yeux de la première femme qu’il a aimée comme d’une chose tout à fait immatérielle et qui n’a rien à faire avec la matérialité… Dans tout ceci, il y a un malheur, c’est que ni Flaubert, en dépit de l’exagération de son verbe en ces matières, ni Zola, ni moi n’avons été très sérieusement amoureux et que nous sommes incapables de peindre l’amour. Il n’y aurait que Tourgueniev pour le faire. »    

Dans Un Mois à la campagne, Tourgueniev nous offre effectivement toute une palette de sentiments amoureux, depuis l’amour le plus paisiblement conjugal (Islaev pour sa femme Natalia) jusqu’à l’amour impossible et idéal (celui de Vera pour Beliaev), en passant par diverses composantes où l’on devine soit de l’idolâtrie (Rakitine envers Natalia), soit de l’emprise (Beliaev est "sous la coupe" de Natalia), soit encore de la passion (Natalia pour Beliaev)…

Mais on rencontre aussi bien dans la pièce des personnages qui incarnent une caricature d’amour et vivent une relation dégradée entre l’homme et la femme : pensons à Schaaf poursuivant Vera de ses assiduités libidineuses, à Bolchintsov qui a peur de la femme et à Chpiguelski qui ne songe qu’à la dominer. Ce contraste correspond à un autre aspect romantique de la pièce, jouant sur l’opposition entre des personnages exaltés, sublimes, romantiques, et des personnages de comédie, plus terre-à-terre, presque grotesques, comme le sont Dame Pluche ou Maître Blazius dans On ne badine pas avec l’amour de Musset – pièce romantique s’il en est.

II. Le réalisme d’Un Mois à la campagne

Lorsque l’amour est si présent, et que certains personnages sont outrés de la sorte, est-il encore justifié de parler de réalisme ? Oui, dans la mesure où rien ne sonne faux dans la pièce de Tourgueniev, et où elle nous fait irrésistiblement penser au théâtre de Tchekhov (1860-1904) qui, c’est indéniable, s’en inspire, du moins, justement, dans ses traits réalistes. C’est-à-dire : le naturel des conversations, l’importance du non-dit (le « sous-texte »), la vérité des situations, et, d'emblée, la restriction du champ.

Tourgueniev est en effet réaliste parce qu’il a préféré une étude limitée, à la fois dans le temps (« un mois ») et dans l’espace (une datcha « à la campagne ») à une saga grandiose à la Victor Hugo. C’est ce que souligne André Maurois dans son Tourgueniev : « Je comprends mal que l’on puisse reprocher au monde d’un artiste d’être petit. La qualité d’une œuvre ne se mesure ni à ses dimensions, ni à l’importance de l’objet représenté. C’est comme si l’on disait que Vermeer n’est pas un grand peintre parce qu’il n’a peint que de petits intérieurs. La vérité me semble être, au contraire, qu’il est souvent excellent pour un artiste de savoir limiter le champ de ses études. On ne peut tout connaître bien, et un petit tableau peint avec exactitude nous en apprend plus sur l’humanité qu’une « grande fresque inexacte ». Peu m’importe que dans les Mémoires d’un chasseur Tourgueniev ne nous ait rien donné que les portraits de quelques paysans des environs de Spasskoïe. Il m’a fait comprendre, mieux que les plus longues histoires de Russie, ce qu’était la Russie en 1830. »

En outre, Un Mois à la campagne étonne par le naturel de ses dialogues, l’absence d’artifice des situations. Cela vient sans doute de ce que Tourgueniev y est parfaitement sincère. Il n’invente rien, les personnages qu’il met en scène lui ressemblent (comme Rakitine), à moins qu’ils n’évoquent sa mère (Anna) ou la femme qu’il aime (Natalia a quelques affinités avec Pauline Viardot). Ce qui est une autre forme de réalisme, plus subjectif.

Un dernier aspect réaliste, objectif celui-là, que nous remarquons dans Un Mois à la campagne, tient à son absence caractéristique de message, de doctrine philosophique sous-jacente : qu’est-ce que Tourgueniev veut démontrer ? Rien. Quelle est la « leçon » de cette pièce ? Il n’y en a pas : Tourgueniev est neutre, il n’a aucune morale à nous proposer. Il nous raconte simplement une histoire et nous fait connaître des êtres humains, en vérité.

CONCLUSION 

Mais bien sûr, ces étiquettes littéraires ont finalement peu d’importance. Ce qui compte, c’est la poésie envoûtante d’Un Mois à la campagne. Il n’empêche qu’elle a peut-être sa source dans l'heureuse alliance d’un romantisme sentimental, faisant la part belle au sentiment amoureux, et d’un sobre réalisme, en quête de simplicité et de justesse.

Tourgueniev aimait citer Goethe : « Il faut élever le réel à la hauteur de la poésie. » C’est ce que fait Un Mois à la campagne, sans emphase et pour notre plus grand plaisir.


Véronique Maas, avril 2023
 



Une lettre de Flaubert à Tourgueniev

"Croisset, près Rouen. 16 mars (1863)

C
her Monsieur Tourgueneff, 

Comme je vous suis reconnaissant du cadeau que vous m'avez fait ! Je viens de lire vos deux volumes, et je ne puis résister au besoin de vous dire que j'en suis ravi.

Depuis longtemps, vous êtes pour moi un maître. Mais plus je vous étudie, et plus votre talent me tient en ébahissement. J'admire cette manière à la fois véhémente et contenue, cette sympathie qui descend jusqu'aux êtres les plus infimes et donne une pensée aux paysages. On voit et on rêve. 

De même que quand je lis Don Quichotte je voudrais aller à cheval sur une route blanche de poussière et manger des olives et des oignons crus à l'ombre d'un rocher, vos Scènes de la vie russe me donnent envie d'être secoué en télègue au milieu des champs couverts de neige, en entendant les loups aboyer. 

Quel art vous avez, comme vous amenez vos effets, quelle sureté de main !

Tout en étant particulier vous êtes général. [...]

Mais ce qu'on n'a pas assez loué en vous, c'est le cœur, c'est-à-dire une émotion permanente, je ne sais quelle sensibilité profonde et cachée.

Gve Flaubert"



Alphone Daudet parle de Tourgueniev

"Un dimanche que je venais à l'ordinaire retrouver le vieux maître et les amis, Flaubert m'empoigne dès la porte :

Vous ne connaissez pas Tourguéneff ? Il est là.


Et sans attendre ma réponse il me pousse dans le salon. Du divan où il s'allongeait, un grand vieux à barbe de neige se dressa me voyant entrer, déroulant sur le tas des coussins les anneaux de son corps de boa aux yeux étonnés, énormes. [...] Par hasard, je savais à fond l'oeuvre de Tourguéneff. J'avais lu avec une grande émotion les Mémoires d'un Seigneur russe, et ce livre, rencontré, m'avait conduit à l'intimité des autres. Nous étions liés sans nous connaître, par l'amour des blés, des sous-bois, de la nature, une compréhension jumelle de son enveloppement.

En général les descriptifs n'ont que des yeux et se contentent de peindre. Tourguéneff a l'odorat et l'ouïe. Tous ses sens ont des portes ouvertes les uns sur les autres. Il est plein d'odeurs de campagne, de bruits d'eaux, de limpidités de ciel, et se laisse bercer, sans parti pris d'école, par l'orchestre de ses sensations."

Alphonse Daudet. Quarante ans de Paris