L'académicien le plus drôle du Quai Conti est surtout un grand auteur dramatique et l'inventeur d'un langage surprenant. Entretien avec Bertrand Desprez pour L'Express, 2009.
René de Obaldia nous reçoit dans l'ancien atelier dont il a fait son appartement. Au loin, le clocher de l'église de la Trinité. Une table de bridge, sous la fenêtre, lui sert de bureau. Sur la table basse, des piles de livres. Il entre, souriant, élégant, aérien. La conversation s'engage au bord du canapé. Voix claire. Voix de jeune homme. Et, tout de suite, les rires fusent, fins, fuyants, fuselés, à peine posés sur la gravité des choses qu'envolés. On resterait bien toute la journée auprès de cet homme exquis auquel le théâtre du Ranelagh, à Paris, consacre un festival. Mais il faut bien quitter le royaume de Genousie et son prince charmant.
René de Obaldia en 7 dates :
22 octobre 1918 Naissance à Hongkong.
Mai 1940-1945 Prisonnier au stalag Sagan, en Silésie.
1955 Tamerlan des cœurs (roman).
1960 Genousie (théâtre).
1969 Les Innocentines (poésie).
1993 Exobiographie (Mémoires).
1999 Élection à l'Académie française.
B. D. — Auteur régulièrement joué sur nos scènes, vous êtes aussi l'un des Français les plus représentés dans le monde. Comment votre œuvre résiste-t-elle ?
R. de O. — Très bien. Dans l'ensemble, les spectateurs rient au même moment. Mais il peut y avoir des surprises. Je me souviens de Gino Cervi, grand comédien italien qui avait rendu visite à Michel Simon pour discuter du rôle du patriarche dans Du vent dans les branches de sassafras. À la première, là où Michel Simon provoquait les rires avec son "Jamais je n'ai été jeune", Gino Cervi avait envoyé une musique dramatique qui mettait les gens au bord des larmes. Ça n'avait rien à voir.
B. D. — Pourquoi ce succès ?
R. de O. — Peut-être parce qu'il s'agit d'un théâtre vertical, comme dans Du vent dans les branches de sassafras. Il y a des réminiscences d'autres pièces, des couches. Chacun prend ce qui lui plaît.
B. D. — Dès le début, vous avez eu les meilleurs comédiens.
R. de O. — J'ai été très gâté, en effet. Michel Simon était génial. C'est moi qui l'ai fait revenir sur les planches après huit ans d'absence. Grâce à cela, il a tourné ensuite dans Le Vieil Homme et l'enfant. Il y a eu aussi Rosy Varte, que j'aimais tant, Maria Pacôme et Micheline Presle, qui ont créé Le Défunt, Jean Rochefort dans Genousie...
B. D. — Genousie ! Quel nom étrange ! Comment choisissez-vous vos titres ?
R. de O. — Comme dans toute création, il se passe quelque chose de mystérieux. Je pars sur un thème, bien sûr. Par exemple, pour Du vent dans les branches de sassafras, j'étais chez mon ami Jean-Marc Bory lorsque je suis tombé sur un livre de Fenimore Cooper où figurait le mot "sassafras". Cela m'a inspiré. Il s'agit d'un arbre qui pousse en Amérique du Nord. On m'en a offert un, mais il fallait lui parler. Je suis parti quelques jours. Il a dépéri. Par la suite, le directeur du théâtre Gramont a tout fait pour que je change ce titre. Il pensait que personne ne viendrait voir une pièce intitulée de la sorte. Sa femme s'y est mise, la concierge du théâtre aussi. J'ai tenu bon. Évidemment, si ça n'avait pas marché, on aurait incriminé le titre.
B. D. — Et Genousie ?
R. de O. — Le mot "genousie" vient de l'un des récits éclair qui composent Les Richesses naturelles. Ce récit se nommait Les Femmes de mon genou et il se terminait par cette phrase : "Je baigne délicieusement dans le royaume de Genousie." Cocteau m'avait écrit combien cette expression l'avait ravi. "On en reparlera", avait-il ajouté. Il est mort peu de temps après...
B. D. — Seriez-vous amoureux du genou des femmes?
R. de O. — Je suis amoureux de tout leur corps !
B. D. — Comment fut accueillie cette première pièce?
R. de O. — Très bien. Jean Vilar l'avait montée après en avoir vu une lecture-spectacle avec les comédiens du TNP. Les gens s'étaient énormément amusés. Il y avait Maria Casarès, d'une drôlerie merveilleuse, Georges Wilson dans le rôle du domestique, Roger Mollien en poète...
B. D. — Quelle chance d'être mis en scène par Jean Vilar quand on débute ! Comment cela s'est-il fait ?
R. de O. — Il avait lu Tamerlan des cœurs, mon dernier roman, et l'avait aimé. Je lui ai envoyé la pièce.
B. D. — Là encore, votre titre intrigue...
R. de O. — Je suis hanté depuis toujours par le mystère du mal et par la cruauté qui continue de sévir parmi les hommes. Homo homini lupus... (L'homme est un loup pour l'homme...). Dans Monsieur Klebs et Rozalie, Monsieur Klebs, que jouait Michel Bouquet, voudrait que l'homme soit un homme pour l'homme et tente de fabriquer un nouvel être humain. Dans Tamerlan des cœurs, j'ai essayé de montrer le mal à l'œuvre chez les conquérants les plus cruels. Tamerlan, mon personnage, est un bourreau des cœurs, un homme ordinaire dont la petite histoire rejoint la grande lorsque éclate la guerre de 1914-1918. Dans ce roman, où j'expose les différents modes de cruauté qui m'obsèdent, je mélange les dates, je superpose les époques. Par exemple, Tamerlan rase les châteaux de la Loire. Vous n'imaginez pas les lettres de protestation que j'ai reçues. Je pense, comme l'historien britannique Toynbee, que toutes les civilisations sont contemporaines.
B. D. — Vous vous permettez vraiment tout !
R. de O. — C'est ma nature.
B. D. — Dans votre "western de chambre" intitulé Du vent dans les branches de sassafras, le jeune et beau héros déclare : "La vie ne m'intéresse pas outre mesure." Est-ce vous qui parlez ?
R. de O. — J'ai toujours éprouvé ce que l'écrivain espagnol Miguel de Unamuno nomme "le sentiment tragique de la vie". Ce qui ne m'empêche pas d'admirer le monde et de le trouver fabuleux. Et puis il y a l'amour... Mais le problème du mal m'obsède. Il y a eu Auschwitz. Pourquoi Dieu laisse-t-il faire ? La théologie explique que le mal relève de la liberté humaine. Mais si j'étais éternellement heureux par volonté divine, je ne serais pas contre. Par pudeur, je ne vais pas montrer aux autres que je peux sangloter la nuit. J'ai ce recul que donne l'humour espagnol.
B. D. — Qu'entendez-vous par "humour espagnol" ?
R. de O. — C'est un humour métaphysique. En France, on a l'ironie. Ou l'esprit. Mais l'humour espagnol, bien différent de l'anglais, c'est Cervantès et sa superbe drôlerie. Ou Ramon Gomez de la Serna, que j'adore !
B. D. — On est bien loin de votre sombre Unamuno...
R. de O. — Détrompez-vous. Certes, Unamuno était ce grand professeur à l'université de Salamanque, auteur de L'Agonie du christianisme. Mais il a aussi écrit un Traité de cocotologie, c'est-à-dire l'art de faire des cocottes en papier.
B. D. — Et le Sapeur Camembert ?
R. de O. — Ah ! Camembert ! "Quand les bornes sont franchies, il n'y a plus de limites !" Quelle trouvaille ! Quand j'étais secrétaire général du Centre culturel international de l'abbaye de Royaumont, en 1952, je voulais le faire entrer à la bibliothèque. Je n'y suis jamais parvenu.
B. D. — L'humour est-il inné ou acquis ?
R. de O. — Inné, bien sûr !
B. D. — Comment le poète et romancier que vous étiez d'abord est-il venu au théâtre ?
R. de O. — Cela s'est fait tout naturellement, à Royaumont. Pour agrémenter les soirées, j'écrivais de petits textes que nous jouions entre nous. Il y a eu Le Défunt et Le Sacrifice du bourreau. On s'amusait beaucoup. Ces deux textes m'avaient procuré tant de plaisir que j'en ai rajouté cinq, rassemblés ensuite sous le nom de Sept Impromptus à loisir. Puis je me suis mis à ma première vraie pièce, Genousie, une comédie onirique...
B. D. —... dans laquelle vous brocardez affectueusement le monde intello-parisien que vous aviez côtoyé à Royaumont... À cette époque, déjà, on vous rattache au théâtre de l'absurde, à Beckett. Qu'en pensez-vous?
R. de O. — C'est une erreur. On m'a catalogué. Je dirais que c'est un théâtre du mystère. Pour moi, si le monde est absurde, alors c'est trop absurde.
B. D. — En vous voyant, là, si clair, si gai, on entrevoit l'enfant que vous étiez...
R. de O. — Petit, j'étais en nourrice chez des ouvriers. Mon père, qui était consul du Panama à Hongkong, où je suis né, avait disparu dans les profondeurs de la Chine, avant ma naissance. Ma mère était donc revenue en France pour y chercher du travail et m'avait mis en nourrice. Très tôt, j'ai éprouvé un sentiment aigu de la justice. Ce sentiment m'a poursuivi tout au long de l'existence dans la mesure où, pour moi, la vie n'aurait aucun sens si le bourreau d'Auschwitz était égal à saint François d'Assise. En d'autres termes, s'il n'y avait pas de jugement. Une scène d'enfance m'a profondément marqué. Un jour, j'ai été accusé d'avoir coupé les moustaches du chat. Or ce n'était pas moi. On m'a puni. J'étais prêt à mourir pour que l'on sache que ce n'était pas moi. Et j'ai mis le feu aux rideaux.
B. D. — Vous n'avez pas connu votre père ?
R. de O. — Plus exactement, je ne l'ai pas rencontré. Mais lui connaissait mon existence. C'était un "père indigne", comme je dis. À ma majorité, fin 1939, j'aurais pu opter uniquement pour la nationalité panaméenne. Mais la France était en danger. J'ai donc "rejoint mon corps". C'était un régiment breton. J'ai quand même reçu la croix de guerre.
B. D. — Comment l'avez-vous obtenue ?
R. de O. — J'étais agent de transmission. Au cours d'une opération, le lieutenant étant mort, j'ai pris le commandement. La citation dit: "A résolument contre-attaqué avec les restes de son unité." Mon unité ? On n'était plus que trois ! C'était près de Cambrai. Vous savez, les bêtises... Ensuite, on a marché, marché... Sans manger, sans boire. On pensait rejoindre les autres. Et on a été arrêtés. C'était invraisemblable. C'était fou. Les Allemands n'ont eu qu'à nous ramasser. Ils nous ont envoyés par wagons dans un camp, en Silésie.
B. D. — Quel regard portez-vous sur ce jeune homme à la guerre ?
R. de O. — Je suis le même. À soixante-dix ans d'intervalle, j'aurais eu les mêmes réactions. Vous savez, il y a eu beaucoup de courage. Imaginez, on quitte Paris avec l'assurance de vaincre, puisque la ligne Maginot est infranchissable et qu'on est les plus forts. Et, très vite, tout s'effondre. Sur les chars allemands, on découvre une jeunesse allemande très belle, bien plus belle que nos Bretons alcooliques ! En revenant du stalag, j'ai découvert Auschwitz. Je suis allé au Lutetia, j'ai vu les rescapés. On ne savait pas.
B. D. — Quel garçon étiez-vous avant la guerre ?
R. de O. — J'étais inquiet et mystique. Catholique. Aujourd'hui, je dirais, comme Lacordaire : "Mon âme est mystique, mon esprit est critique." Ma grand-mère Honorine, qui m'a élevé, était très pieuse. Elle m'emmenait à la messe et aux vêpres. Il me revient une réflexion d'enfant : lors du chemin de croix, je voyais les gens dans la contrition et les lamentations et je leur disais : "Mais pourquoi vous mettre dans un tel état, puisque vous savez que le Christ est ressuscité ?"
B. D. — Faisons un bond dans le temps et arrivons à l'Académie française, où vous avez été élu en 1999. Que cela représente-t-il pour vous ?
R. de O. — Dans le Dictionnaire des idées reçues, de Flaubert, il y a ceci : "Être contre l'Académie. Se présenter." Je ne dis pas cela pour moi. J'ai toujours eu une grande admiration pour l'Académie mais, de nature, je ne me sentais pas d'en faire partie. Finalement, poussé par des amis comme Bertrand Poirot-Delpech, je me suis présenté et j'ai eu ce qu'on appelle une élection de maréchal. Mais, si je n'avais pas été élu, je n'en aurais pas fait une maladie.
B. D. — Que vous apporte l'Académie ?
R. de O. — Une grande joie. J'y rencontre des hommes et des femmes exceptionnels. Des gens de robe, d'épée ou d'Église, des scientifiques, des médecins, des hellénistes... Car il n'y a pas que des écrivains. Heureusement. Ce serait l'enfer ! Il règne là un esprit qui s'est perdu : même si nous n'avons pas les mêmes idées politiques, la plus grande urbanité est de mise. Aujourd'hui, dans le laxisme ambiant, ce monument de la tradition nationale me paraît être une institution d'avant-garde.
B. D. — Votre prédécesseur ne vous a-t-il pas joué un drôle de tour ?
R. de O. — Effectivement, Julien Green, au fauteuil duquel j'ai été élu, avait interdit que l'on prononce son éloge. Des amis m'ont dit : "Ça ne pouvait tomber que sur toi." C'était très obaldien comme situation. Mais j'étais dans un dilemme terrible. Alors j'ai demandé des avis. Certains estimaient qu'il fallait respecter ses volontés. D'autres, qu'il serait ridicule d'ignorer celui qui est l'un des plus grands auteurs américains. Dans mon discours, j'ai commencé par dire que je n'en parlerai pas. Puis j'ai demandé conseil à un de mes confrères, Jean-Baptiste Poquelin. Les gens ont beaucoup ri. C'était assez imprévu. Un moment de grâce.
B. D. — Pourquoi écrivez-vous ? demandaient les surréalistes. Que répondez-vous ?
R. de O. — André Breton répondait : "Pour faire des rencontres." Pour moi, qui vais bientôt quitter mon corps, la récompense, c'est cela. Je reçois des lettres de gens qui me disent combien ils se sont sentis allégés. Je remercie le ciel de m'avoir donné cette grâce de pouvoir rendre un être heureux sur cette terre.
B. D. — N'êtes-vous pas présomptueux de déclarer que vous allez "bientôt" quitter votre corps ?
R. de O. — C'est une façon de parler. Vous savez, il n'est pas plus étonnant de naître deux fois qu'une !